Sean Fraser, Toronto
Le ravin
Résistant au quadrillage des ingénieurs coloniaux, sculpté sans relâche dans le haut plateau par un très ancien ruisseau, ses eaux ensevelies se fraient un chemin jusqu'au Don et de là jusqu'au lac. Sur ses rives, un kaléidoscope de fleurs sauvages, de bourgeons, de feuilles et de débris végétaux qui tourne avec les saisons. Ses parois en forme de V sillonnées de sentiers abritent des ruines oubliées, et répondent aux besoins de toutes sortes de rongeurs tandis qu’au-dessus les rapaces volent en cercle. Campant sous les coulées en béton, une collectivité de l'ombre – des jeunes et des vieux, dans des tentes et des abris de fortune – s'accroche aux arbres et aux clôtures. En contrepoids, il y a les hommes en complet-veston, serviette à la main, les cyclistes et les voitures taxi, les représentants de la gent canine et les poussettes qui traversent le monde au-dessus. Chaque jour, j’emprunte le pont du maire Lamport pour franchir le gouffre. Les histoires et les souvenirs illuminent ma progression et ponctuent la topographie. Quelque part sous moi, il y avait la brasserie de Joseph Bloor; derrière moi, l'enclave banlieusarde de William Jarvis et devant se trouvait autrefois le blockhaus Sherbourne. Le ravin se souvient de très anciens chasseurs, du Castle Frank des Simcoe, de la Rébellion, du premier pont de fer, de l'ouragan Hazel et d'une époque où le métro n'existait pas. Des tours de béton s'élèvent au sud et à l'ouest, s'appropriant un coin de ce ciel qui toujours rétrécit, mais le paysage de la vallée me réconforte. De Rosedale à Riverdale, sous le talus foisonnant de la Nécropole reposent ceux qui nous ont précédés. La pérennité du ravin et de sa place dans la ville au fil du temps me rassure.