Waubageshig, Ottawa
Récupérer le traîneau
C’est la mi avril. Mes trois frères – Michael, Tom et George – et moi, nous nous lançons des balles dehors sous le chaud soleil d’un après-midi de printemps. J’ai 11 ans, Michael en a 8, Tom 7 et George 6. Le soleil a été chaud toute la semaine et a fait disparaître la neige autour de la maison. Nous sommes très heureux d’être de nouveau dehors à jouer sous le soleil. Mais, sur l’île Snake, l’amincissement de la glace du lac Simcoe nous empêche d’aller à l’école sur le continent pendant plusieurs jours.
Notre mère est dans la cuisine à faire de la bannique. Elle mélange la pâte; elle s’inquiète parce que notre père, Harold, est parti tôt le matin pour traverser le lac encore gelé une dernière fois avant que la glace ne soit trop molle. Chaque printemps, il prend un traîneau à main pour traverser à pied le tout dernier jour où, selon lui, la glace va supporter son poids. Il doit faire cette traversée parce qu’il rapportera suffisamment de provisions pour que nous ayons de quoi nous nourrir pendant la débâcle printanière. Notre famille a besoin de deux à trois semaines de provisions supplémentaires – comme de la farine, du sucre, des pommes de terre, du lait en conserve et des courges – pour le temps nécessaire pour que la glace du lac fonde complètement ou soit emportée par un fort vent de printemps.
Lorsqu’au printemps, la glace est trop molle pour que nous puissions marcher dessus, notre famille est isolée sur l’île Snake. Certaines années, cet isolement dure presque un mois. D’autres, la glace disparaît en une semaine. La vitesse à laquelle cela se produit dépend de nombreux facteurs, comme le vent, la chaleur du soleil et l’épaisseur de la glace qui s’est formée pendant les rudes mois d’hiver. Ces facteurs font qu’il est impossible de prévoir combien de temps prendra la débâcle. Si bien que, chaque année, notre famille se prépare pour le pire en allant chercher les provisions supplémentaires le plus tard possible.
Cette année là, mon père avait chargé 10 kg de pommes de terre, 10 kg de farine pour la bannique, deux caisses de lait en conserve, six grosses courges vertes de Hubbard, et deux sacs de 5 kg de carottes et d’oignons sur son traîneau à main. Notre mère allait pouvoir continuer à cuisiner de tendres ragoûts d’original et d’épaisses et goûteuses soupes de poisson, ainsi que du pain frit et de la bannique au four, même si la débâcle devait durer trois ou quatre semaines. L’isolement à ce moment imprévisible de l’année n’allait pas empêcher notre famille de manger des repas nutritifs, peu importe la durée de la débâcle.
Ma mère, Bea, qui roulait la pâte pour la bannique, s’interrompt pour regarder notre père traverser la glace avec les provisions. L’après-midi est chaud et elle craint que la glace ramollisse trop rapidement et rende la traversée dangereuse. Elle utilise les jumelles. Le voilà! Tirant le traîneau chargé, il est à près d’un demi-kilomètre de la rive. Elle ouvre une fenêtre de la cuisine pour nous dire que papa est presque en sécurité!
Nous cessons tous les quatre de jouer et nous nous tournons pour regarder le lac gelé. Nous voyons notre père avancer d’un pas régulier vers l’île, tirant le lourd traîneau derrière lui. Soudain, maman ouvre de nouveau la fenêtre. Elle pointe le lac du doigt et passe la tête et le bras par la fenêtre. Dans sa main, il y a les jumelles dont elle s’est servie pour regarder papa avancer. « Votre père est passé à travers la glace! » dit-elle d’une voix effrayée. Nous laissons tomber la balle que nous nous lancions et nous regardons dans la direction où il se trouvait il y a tout juste 10 minutes. Il n’y a rien sur la glace! Il a disparu!
Puis, soudainement, le voilà, il court vers nous dans le sentier! Il est trempé de la tête aux pieds. Il nous dépasse et pénètre dans le porche, où il enlève ses gants, son parka et ses bottes, lourds et dégoulinants d’eau glaciale. Il se rend dans la cuisine pour enlever ses chaussettes, son pantalon, sa chemise et son chandail mouillés. Devant le poêle, il se sèche rapidement. Avant de ramasser ses vêtements mouillés, maman va dans leur chambre mettre une courtepointe supplémentaire sur le lit. Grelottant après l’eau froide et les vêtements mouillés, papa se met au lit pour se réchauffer et se remettre de son épreuve.
Nous étions pendant ce temps entrés dans la maison pour savoir ce qui était arrivé, pourquoi il était passé à travers la glace. Debout dans la chambre de nos parents, nous le voyons caché sous une courtepointe et des couvertures supplémentaires, encore grelottant. Il nous regarde et nous dit que le traîneau et les provisions sont encore sur la glace, près de l’endroit où il a calé. Il me regarde et me fait signe. Je comprends : comme je suis l’aîné, c’est à moi de récupérer le traîneau et les provisions avant qu’eux aussi ne passent à travers la glace.
La journée est encore chaude. Mon parka est ouvert et je mets ma tuque dans une poche. Je n’en aurai pas besoin avant d’arriver sur la glace. Je descends rapidement le sentier dans la direction opposée à celle d’où mon père est arrivé en courant il y a quelques minutes. Je dois retourner à l’endroit sur la rive où ce matin il a trouvé de la glace suffisamment épaisse pour qu’elle soutienne son poids. Je sais que je dois arriver au traîneau aussi vite que possible pour l’empêcher de tomber dans l’eau avec toutes les provisions de la famille. Sans ces provisions supplémentaires, nous courons le risque de ne pas avoir beaucoup à manger si la débâcle printanière dure plus de deux ou trois semaines.
Bien que ce soit la fin de l’après-midi, le soleil brille toujours et il est toujours chaud. La glace sera plus molle maintenant qu’elle ne l’était il y a deux heures. Lorsque j’arrive finalement au madrier dont mon père s’est servi pour atteindre la glace plus épaisse et plus solide de la rive, je peux voir le traîneau chargé, immobile sur la glace à 200 mètres environ. La corde que mon père a utilisée pour le tirer repose à côté du trou en dents de scie qu’il a fait dans la glace lorsqu’il a calé. En traversant le madrier sur la glace solide, je sors ma tuque et je remarque un sillon de glace brisée qui va du traîneau jusqu’à la rive. Marchant lentement vers le traîneau, j’en comprends la raison.
Quand notre père est passé à travers la glace, elle était trop molle pour supporter son poids, de sorte que, lorsqu’il a essayé de remonter dessus, elle a simplement cédé. Pour atteindre la rive et ne pas mourir noyé ou gelé, il a dû la briser sur près de 200 mètres avec ses mains et son corps! J’imagine notre père, il n’y a pas plus d’une heure, tentant désespérément de briser la glace avec ses gants lourds et épais, essayant de trouver de la glace solide qui aurait pu le soutenir, et j’en frissonne.
Je continue d’avancer vers le traîneau solitaire, tout en restant aussi loin que possible du sillon de glace brisée, espérant que la glace sera assez épaisse pour me supporter. Si je peux trouver de la glace solide et rester dessus, je devrais atteindre le traîneau sans risque de tomber, moi aussi, dans l’eau glacée.
L’écart entre le traîneau et moi rétrécissant, je peux voir l’eau monter et descendre dans le sillon de glace brisée et le trou à côté duquel se trouve le traîneau, là où notre père est tombé à l’eau. Comme j’ai l’expérience de la glace de printemps, je sais que mon poids – même si je suis beaucoup plus léger que mon père – la fait monter et descendre pendant que j’avance avec précaution vers le traîneau.
Je veux arriver au traîneau rapidement, mais je suis prudent, mettant un pied devant l’autre en vérifiant chaque fois l’épaisseur de la glace du mieux que je peux. Jusqu’à présent, tout va bien! Comme je progresse lentement, j’étends mes bras de chaque côté pour ne pas me retrouver sous la glace si celle ci ne supporte pas mon poids et que je passe à travers. Arrivé à cinq mètres à peu près du traîneau, je peux voir que la corde se trouve en partie sur de la glace dure et en partie dans la glace brisée où mon père est tombé à l’eau.
Je m’arrête, puis je m’agenouille sur la glace, à quatre pattes pour regarder le traîneau et la corde. Si je ne peux pas atteindre la corde, il sera presque impossible d’amener le traîneau sur la rive. Je dois atteindre la corde sans courir de risque. Lentement, je me couche et je m’étends complètement sur la glace. Mon poids étant réparti sur une plus grande surface que lorsque je suis debout ou même à genoux, je m’avance pouce par pouce vers la corde et la glace brisée. J’utilise mes mains, mes coudes, mes genoux et le bout de mes lourdes bottes pour me tortiller et ramper, et m’approcher plus près de la corde. En 10 minutes, je me retrouve dans l’eau froide qui s’est formée sur la glace près du traîneau.
Prudemment – vraiment très prudemment –, je m’approche à deux coudées de la corde et du traîneau… et de l’eau qui monte et descend dans le trou. Mon cœur bat si fort que je pense que mes frères peuvent l’entendre à la maison. Maintenant, je suis suffisamment proche pour voir l’eau claire et les morceaux de glace brisée qui montent et descendent constamment près du traîneau. Je respire profondément, puis j’avance encore. J’étends mon bras droit et j’attrape la corde! Et je me dis à moi-même « Je t’ai eue! » en poussant un gros soupir de soulagement.
La corde à la main, je dois maintenant me tortiller à reculons, tout en tirant sur le traîneau. Les patins de métal glissent facilement sur la glace mouillée. Je m’éloigne de la glace brisée, tirant constamment sur la corde. Dix minutes plus tard, je crois être sur de la glace suffisamment solide pour pouvoir m’agenouiller. Le traîneau a maintenant tourné en partie et ne se trouve plus près du trou. Je me mets à genoux et je tire fort sur la corde. Le traîneau tourne complètement vers moi.
Je continue à reculons sur les genoux, tirant la corde et éloignant toujours plus le traîneau de l’eau libre. Quand le traîneau et moi nous arrivons à quatre mètres environ du trou, je prends une minute de repos et j’en profite pour jeter un coup d’œil au sillon de glace brisée que notre père a laissé derrière lui en se frayant un chemin jusqu’à la rive. Je sais qu’il est chanceux d’être en vie!
Après m’être reposé brièvement, je me lève lentement en tenant fermement la corde des deux mains. Je me tourne vers la rive. L’eau qu’ils ont accumulée pendant que je rampais sur la glace mouillée fait luire mon manteau, mes gants et mes pantalons, mais je sais que je suis tout de même plus au sec que mon père ne l’a été. Me tenant loin du sillon de glace brisée, je marche lentement vers la rive en tirant le traîneau chargé derrière moi.
Nos provisions supplémentaires pour la débâcle de ce printemps étant maintenant en sécurité, ma famille n’aura pas faim si la glace du lac Simcoe tarde à disparaître.