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Hostilité à l’égard des sujets de pays ennemis
Introduction
Au début de la Grande Guerre, le Canada compte de nombreux résidents décrits comme ayant des « origines ennemies ». Selon le Recensement de 1911, plus d’un demi-million de résidents canadiens peuvent en effet retracer leurs origines jusqu’à l’Allemagne ou l’Autriche-Hongrie, soit 7,25 p. 100 de la population nationale totale. L’Ontario abrite près de la moitié de ceux d’origine allemande – 192 320 personnes, pour être exact. En revanche, il compte seulement 11 771 résidents d’origine austro-hongroise, dont un grand nombre sont ukrainiens. Élément important, moins de 8 p. 100 des Allemands du Canada sont nés en Allemagne, ce qui représente seulement 15 010 personnes. Ils sont donc peu nombreux à être obligés de servir en tant que réservistes pour leur pays d’origine. Pour leur part, la majeure partie des résidents austro-hongrois ont immigré au Canada à partir de 1901, donc ils sont plus susceptibles d’être des ressortissants de l’Empire avec l’obligation de servir cet ennemi du Canada. Outre la menace des réservistes, les Canadiens britanniques de l’Ontario se montrent de plus en plus hostiles à l’égard des résidents allemands ou austro-hongrois et les soupçonnent de ne pas être fidèles au Canada.
Pendant la guerre, l’expression « sujets d’un pays ennemi » permet d’attirer l’attention sur la menace présentée par ces résidents non naturalisés, d’une origine soi-disant ennemie. Cette appellation ignore souvent les particularités ethniques, alors que les immigrants ukrainiens refusent par exemple toute association à l’Empire austro-hongrois. Les sections ci-dessous explorent cette histoire complexe, qui illustre la manière dont les préjugés, la peur et l’hystérie alimentés par la guerre ont entraîné des violences et une répression institutionnelle contre des minorités ethniques.
L’internement en Ontario
Le 7 août 1914, le cabinet fédéral publie un décret en conseil destiné à arrêter les réservistes allemands tentant de quitter le Canada – une mesure de guerre suivie notamment par l’arrestation de prétendus sujets d’un pays ennemi soupçonnés d’espionnage, d’actes d’hostilité ou d’autres violations de la loi. Ces règlements de temps de guerre marquent la mise en place d’un large système basé sur la restriction, la réglementation et la soumission. Le 28 octobre 1914, le cabinet autorise l’enregistrement obligatoire des sujets d’un pays ennemi. Il pose également les fondements juridiques de l’internement des personnes accusées ou reconnues coupables d’être des soldats, des espions ou des saboteurs ennemis. Le ministre de la Justice, Charles Doherty, pense néanmoins que l’internement pourrait aussi servir à « protéger » ces sujets d’un pays ennemi. Selon lui, cette approche permet de procurer nourriture et abri aux étrangers démunis qui connaissent des difficultés en cette période de récession. C’est donc dans cette optique que la portée de l’internement est élargie pour inclure les individus non dangereux. Sous couvert de soi-disant bonnes intentions, Doherty porte cependant atteinte aux libertés de ces personnes, leur imposant un travail pénible en échange de faibles salaires. Par ailleurs, il légitime la xénophobie et le racisme.
Lors des premiers mois de la guerre, les principaux lieux d’internement en Ontario sont le fort Henry de Kingston, le complexe Stanley Barracks, érigé à l’endroit où se trouve désormais le parc des expositions de Toronto, ainsi que diverses prisons situées dans des forts et des commissariats de police. Fin 1914, ces lieux regroupent tant de personnes qu’il faut créer des camps d’internement à grande échelle. Durant la guerre, l’Ontario finit ainsi par disposer de 26 lieux prévus à cet effet. Le premier grand camp d’internement est construit à la base militaire de Petawawa, tandis que le second est bâti aux abords de la rivière de Kapuskasing et utilisé pour mettre en œuvre un plan ambitieux visant à développer l’agriculture ontarienne.
Les responsables fédéraux et provinciaux décident de se servir des détenus pour ériger une ferme expérimentale à proximité de la ligne de chemin de fer transcontinentale, dans le Nord de l’Ontario, aux abords de la rivière de Kapuskasing. Ce projet implique des travaux pénibles, notamment la déforestation du terrain concerné ainsi que la construction de routes et de ponts. À la mi-1916, le camp de Kapuskasing comprend plus de 100 bâtiments, 1 200 prisonniers et presque 400 gardes et membres du personnel.
Les conditions de vie des personnes détenues au camp de Kapuskasing sont difficiles et alimentent chez celles-ci un certain ressentiment. En mai 1916, les tensions qu’il provoque finissent par déclencher une protestation, qui se transforme en émeute. Les gardes militaires réagissent par la force et répriment cette révolte avec violence. Cependant, cette réaction ne décourage pas tous les détenus, dont certains poursuivent leur résistance en sabotant du matériel et en retardant la progression des travaux. En novembre 1917, ces mêmes tensions dégénèrent à nouveau et une nouvelle émeute éclate. Une fois encore, les gardes répondent par la force et tirent sur les prisonniers, touchant l’un d’entre eux. Le général Otter, directeur des opérations d’internement, est satisfait du résultat.
Le début de l’été 1916 marque un tournant décisif dans les opérations d’internement en Ontario. Le ministre du Travail, Thomas Crothers, réunit un conseil pour discuter de solutions potentielles à la pénurie de main-d’œuvre qui sévit. Parmi les participants se trouvent d’autres ministres du cabinet, le général Otter ainsi que des représentants des secteurs agricole, bancaire et ferroviaire. Suite à cette réunion, le gouvernement commence à libérer systématiquement les détenus jugés non dangereux. Dans le cadre de leur libération conditionnelle, ces détenus signent un contrat privé avec une entreprise, telle qu’une compagnie de chemin de fer, une ferme ou une aciérie. Par exemple, le Chemin de fer Canadien Pacifique tient à engager des prisonniers pour construire des voies sur la rive nord du lac Supérieur. Malgré les salaires élevés qu’il propose, certains prisonniers déclinent pourtant son offre, physiquement affaiblis par des années de travaux forcés. Les administrateurs des opérations d’internement finissent par obliger ceux qui refusent ces contrats négociés à partir. Avec le départ, volontaire ou contraint, d’un grand nombre de détenus du camp de Petawawa, ce dernier est fermé le 8 mai. Le camp de Kapuskasing reste le principal centre d’internement en Ontario. À la signature de l’armistice, plus de 2 000 personnes sont encore détenues à travers le Dominion, dont près de la moitié à Kapuskasing. Ce camp d’internement est fermé officiellement le 24 février 1920, après la libération ou l’expulsion en Europe de ses derniers prisonniers.
Berlin (Kitchener), Ontario
Les relations entre les résidents britanno-canadiens et germano-canadiens peuvent être au mieux turbulentes et imprévisibles, au pire explosives et violentes. D’ailleurs, l’hystérie en temps de guerre, qui évolue au gré des évènements ponctuant cette dernière, alimente ces tensions. Par exemple, les rapports sur les atrocités commises par les militaires allemands déchaînent les foules, avides de détruire des établissements allemands. En témoignent les émeutes qui éclatent à Toronto après l’attaque de ces soldats contre le paquebot RMS Lusitania.
Certains incidents survenus sur le front intérieur ont également des conséquences : fin 1914, un conspirateur allemand en contact avec l’ambassade allemande aux États-Unis est surpris en train d’essayer de faire exploser le canal Welland, tandis que d’autres tentatives de sabotage visent des installations de production dans la région de Windsor – des évènements dont les rapports déclenchent une grande paranoïa. Le maire de Pembroke, L.J. Morris, va même ainsi jusqu’à soupçonner les résidents allemands de sa ville d’exploiter un grand réseau clandestin. Cependant, bien que la présence d’Allemands dans le Nord de l’Ontario provoque anxiété et insécurité, c’est la ville ontarienne de Berlin qui devient le point de convergence de la plupart des sentiments anti-allemands de la province.
La fracture sociale dont souffre Berlin est propice à d’importants affrontements pendant la guerre. Entre la moitié et les trois quarts des habitants enregistrés ont des racines allemandes, tandis que le reste de la population est principalement d’origine britannique. Avec sa forte concentration de résidents allemands, Berlin devient un bastion de la culture germanique malgré un climat politique toujours plus hostile. Il n’y a ainsi aucun directeur de l’enregistrement des sujets d’un pays ennemi dans cette ville ou dans le comté environnant de Waterloo avant mars 1916. Celle-ci continue même à diffuser des journaux en allemand malgré l’introduction d’une interdiction nationale. Sa capacité à prévenir toute réglementation anti-allemande contribue d’ailleurs à son image de ville déloyale parmi les résidents germanophobes.
Les premiers affrontements violents surviennent à Berlin après la publication d’une entrevue du Toronto Star avec un pasteur luthérien local, le révérend C.R. Tappert. Ce dernier y défend l’amertume ressentie par certains résidents berlinois concernant la propagande anti-allemande à laquelle adhèrent les journaux canadiens – des commentaires mal accueillis par les résidents non allemands de la ville. À titre de représailles contre Tappert pour son comportement apparemment traître, des soldats du 118e bataillon entrent par effraction dans un pavillon luthérien et détruisent des drapeaux et des souvenirs allemands le 13 février 1916. Ils continuent ensuite à le harceler jusqu’à ce qu’un groupe de 60 soldats l’enlève à son domicile et le fasse défiler dans les rues de manière humiliante. Après cet incident, les autorités militaires adressent des avertissements aux soldats impliqués et les libèrent avec un sursis de sentence, tandis que le révérend fuit la ville par peur de nouvelles agressions.
Il ne faut pas beaucoup de temps pour que les comportements pro-allemands de Berlin provoquent une certaine hostilité au-delà de ses frontières. Des périodiques de toute la province la fustigent sans relâche pour sa tolérance à l’égard de tels comportements et ses restrictions laxistes. En réponse à des critiques de plus en plus nombreuses, Berlin organise une assemblée publique, dont les participants adoptent une résolution destinée à rebaptiser cette ville en choisissant un nom considéré comme plus patriotique – une proposition retenue à une courte majorité en mai, alors que 1 569 résidents la soutiennent et 1 488 la rejettent. Plusieurs noms sont envisagés, notamment « Corona », mais les favoris sont « Brock » (en référence à sir Isaac Brock, commandant britannique mort en héros pendant la Guerre de 1812) et « Kitchener » (en hommage à lord Kitchener, ancien secrétaire d’état à la Guerre du Royaume-Uni). En fin de compte, c’est « Kitchener » qui est choisi, le conseil municipal approuvant cette modification par 13 voix contre 3.
Le changement de nom de « Berlin » en « Kitchener » est considéré comme un geste patriotique, mais les tensions entre les résidents de cette ville ne disparaissent pas si facilement. En effet, des affrontements éclatent le jour du Nouvel An 1917, alors que des soldats du 118e bataillon viennent d’apprendre qu’ils ne seraient pas déployés outre-mer en raison d’un manque de recrues, pensant alors sans aucun doute que l’ensemble de la communauté a manqué à son devoir à leur égard. D’ailleurs, outre cet affront, le maire annonce son intention de changer à nouveau le nom de sa ville pour reprendre « Berlin ». Ces évènements, combinés à des tensions de longue date entre les résidents britanniques et allemands, rendent l’atmosphère explosive. Or, lors d’un défilé militaire se déroulant plus tard au cours de la journée, un spectateur tente de prendre un Union Jack à un soldat. L’affrontement se transforme rapidement en une véritable émeute. Les commerces et les établissements de nombreux Allemands sont détruits, notamment les bureaux du News Record, journal fréquemment critiqué pour ses opinions pro-allemandes. Les émeutiers attaquent même les conseillers municipaux. Un détachement de 110 soldats d’une caserne proche est nécessaire pour rétablir l’ordre. Ainsi, l’histoire de Berlin – ou Kitchener – illustre la manière dont la guerre outre-mer a pu se répercuter sur des collectivités ontariennes et précipiter ces dernières dans le désordre civil.