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Refuge agricole des garçons arméniens, Georgetown
Le 23 juin 2011, au théâtre Hamazkayin de l’Armenian Youth Centre de Toronto (Ontario), la Fiducie du patrimoine ontarien et l’Armenian Community Centre de Toronto ont inauguré une plaque provinciale destinée à commémorer le refuge agricole des garçons arméniens de Georgetown.
Voici le texte de la plaque :
REFUGE AGRICOLE DES GARÇONS ARMÉNIENS, GEORGETOWN
- Le 1er juillet 1923, 50 garçons arméniens arrivent dans cette ferme en provenance de Corfou, en Grèce. Les « garçons de Georgetown », comme on les appelle alors, arrivent au Canada entre 1923 et 1927. Ils sont 109 au total. Ces orphelins sont des survivants du génocide arménien (1915-1923). Leur sort émeut des milliers de Canadiens qui lèvent d’importantes sommes pour les aider et exercent des pressions sur le gouvernement canadien pour qu’il les accueille au pays. L’Armenian Canadian Relief Fund’s Farm and Home Committee veille au bien-être et à la surveillance de ces enfants qui vivent à la ferme Cedarvale, située sur cette propriété, où ils apprennent l’anglais et les rudiments de l’agriculture. Peu à peu jusqu’en 1928, les orphelins sont placés au sein de familles dans le sud-ouest de l’Ontario. Une fois adultes, la plupart d’entre eux deviennent citoyens canadiens et décident de demeurer au Canada. L’accueil de réfugiés ne faisant pas partie du Commonwealth britannique au refuge agricole des garçons arméniens représente la première initiative humanitaire de ce genre au Canada.
Historique
Introduction
En 1923, le jour de la fête du Dominion, un groupe de 50 garçons arméniens arrive dans une ferme de Georgetown (Ontario). Ils viennent d’endurer un périple de trois semaines, alternant la marche et le transport par camion, par bateau et par train. À cette étape de leur vie, ils portent déjà en eux une terrible expérience du traumatisme, du chagrin et du déracinement. Première vague d’enfants réfugiés issus de pays situés en dehors de la Grande-Bretagne et de l’Empire à pénétrer au Canada, ignorant leur importance, ils ouvrent un nouveau chapitre de leurs jeunes existences.
Les garçons de Georgetown, comme on les appelle alors, arrivent au Canada entre 1923 et 1927 : ils sont 109 au total. Vingt-neuf jeunes filles arméniennes arrivent également en Ontario au cours de cette période. Elles ne restent pas avec les garçons, mais travaillent en tant que domestiques au sein de résidences privées. Réfugiés du premier génocide à grande échelle du XXe siècle, ces enfants (et leur expérience des souffrances et de la guerre) captent l’attention du public canadien. Leur malheur « a conduit les Canadiens à repenser leur responsabilité à l’égard des [initiatives] humanitaires, de la paix et de l’intervention internationales »1. Toutefois, on sait aujourd’hui peu de choses au sujet de cet événement, qui « n’a pas pénétré la conscience des historiens canadiens »2
En raison des règles restrictives en matière d’immigration, en vigueur au Canada dans les années vingt, nombre de réfugiés se voient refuser l’entrée sur le territoire canadien. Par conséquent, lorsque, en 1923, plusieurs décrets prévoient d’autoriser « à titre expérimental » l’entrée de 100 orphelins arméniens, il s’agit alors d’une première en matière d’immigration, rapidement baptisée « la noble expérience canadienne » 3
Contexte : le génocide et l’exode
Au fil de son histoire tumultueuse, l’Arménie a été le « théâtre d’affrontements de peuples belligérants ».4 En tant que chrétiens au sein de l’Empire ottoman, puis sous la coupe panturque et pro-islamiste des Jeunes-Turcs,5 le peuple arménien a subi plusieurs campagnes de persécution. Au XXe siècle, ces campagnes atteignent un paroxysme avec le génocide de 1915-1923, au cours duquel environ 1,5 million d’Arméniens – soit presque la moitié de la nation arménienne – sont exécutés, meurent de faim ou de maladie, ou bien sont contraints à l’exode. Plusieurs dizaines de milliers d’enfants sont alors placés dans des établissements en Turquie, en Grèce, au Liban et en Syrie.
Depuis le début du XIXe siècle, des missionnaires protestants issus de nombreux pays occidentaux œuvrent auprès des Arméniens. Ils fondent des écoles, des églises et d’autres établissements, et sont les témoins de la répression et des massacres. Émus par les comptes rendus des missionnaires, les Canadiens lèvent des fonds pour aider les « Arméniens en proie à la famine ». Des organismes humanitaires, principalement le British Lord Mayor’s Fund et l’American Near East Relief (NER) Committee, créent des orphelinats en Europe. D’autres organismes philanthropiques sont constitués en Amérique du Nord.
« Le malheur de centaines de milliers de veuves et d’enfants a retenu toute l’attention des Canadiens et a inspiré leur compassion. Ils ont organisé des opérations humanitaires et des jours de collecte au profit des Arméniens en vue d’aider leurs frères et sœurs chrétiens orientaux. »6 Les écoles et les églises mettent en place des collectes spéciales, renforçant ainsi les « liens de la fraternité chrétienne ».7
La campagne de sensibilisation la plus significative est réalisée par le Toronto Globe. Ce quotidien « a soutenu la campagne organisée par la Canadian National Association for Armenian Relief en janvier 1920 afin de lever des fonds pour les réfugiés arméniens ».8 Cette campagne permet de collecter plus de 300 000 dollars, qui sont envoyés à l’étranger pour répondre aux besoins d’alimentation, de logement et d’habillement des réfugiés.
L’arrivée au Canada
Au début des années vingt, des dizaines de milliers d’orphelins arméniens résident dans des établissements du Proche-Orient. En réponse à cette crise, l’Armenian Relief Association of Canada (ARAC), « créée sous les auspices du gouverneur général de l’époque, lord Byng (1921-1926), et d’autres personnalités canadiennes, notamment le colonel sir Henry Pellatt et des dignitaires de l’Église »9, exerce des pressions sur le ministère de l’Immigration du Canada afin d’autoriser l’entrée de 2 000 enfants sur le territoire.
Toutefois, au cours des années vingt, « il n’existe aucune politique ou réglementation spécifique régissant l’entrée des réfugiés, ni aucune notion de responsabilité partagée pour aider les opprimés à déroger aux règles discriminatoires en matière d’immigration ».10 Classés dans le groupe des Asiatiques en vertu du décret du Conseil privé n° 182 de 1923 (l’Arménie était en Asie mineure), les Arméniens se voient refuser l’entrée sur le territoire canadien. En outre, « les autorités exigent des Arméniens qu’ils arrivent au Canada directement depuis leur pays de citoyenneté et qu’ils détiennent un passeport en bonne et due forme – conditions que les réfugiés ont du mal à réunir ».11
L’ARAC et la petite communauté arméno-canadienne exercent alors une pression sans relâche. Le 12 décembre 1922, le ministère de l’Immigration finit par céder. Cent orphelins sont autorisés à pénétrer sur le territoire, sous réserve que l’ARAC endosse toutes les responsabilités à leur égard jusqu’à ce que ceux-ci atteignent 18 ans. Les 50 premiers garçons arrivent tout droit d’un orphelinat situé à Corfou (Grèce) au cours de l’été 1923. En octobre 1924, ce sont 40 garçons supplémentaires qui franchissent la frontière canadienne. En 1926 et 1927, 19 garçons s’installent dans ce qu’on appelle alors le refuge agricole des garçons arméniens. Vingt-neuf jeunes filles arméniennes sont également amenées au Canada au cours de cette période.
La vie à la ferme
La ferme de Cedarvale, à Georgetown, est occupée depuis presque 100 ans quand l’ARAC la rachète. John Freeman, agriculteur prospère, fait acquisition de la parcelle de 80 hectares en 1828. En 1869, il revend la propriété à James Bradley, mécanicienmonteur. James Bradley baptise sa ferme Cedarvale. En 1923, l’ARAC fait acquisition de 55 hectares de cette propriété.12
« En 1923 et en 1924, plus de 50 000 dollars et plus de 52 000 dollars respectivement sont rassemblés pour transporter les enfants vers le Canada, acheter une ferme près de Georgetown afin de les héberger et financer les premiers soins qu’il faut leur prodiguer. »13 La propriété comporte deux bâtiments : deux maisons de ferme jointes par une cuisine d’été et un bâtiment de trois étages, utilisé en tant qu’école et dortoir. L’Église Unie fait construire un troisième bâtiment en 1928, lorsqu’elle rachète la ferme.
Le Dr A.J. Vining, secrétaire de l’ARAC, préside aux destinées du Farm and Home Committee, qui supervise les opérations. Au début, aucun membre du personnel ne parle arménien. Cette situation change en 1924 avec l’arrivée d’A.L. Alexanian, qui prend alors une importance particulière dans la vie des garçons. Traducteur et professeur d’arménien, il devient leur bienfaiteur et leur défenseur après leur départ de la ferme.
À la ferme, les enfants apprennent l’anglais et l’agriculture. « Affectés à des tâches précises, ils étaient répartis en groupes de travail. Le système de rotation hebdomadaire permettait à tous les garçons d’accumuler de l’expérience dans de nombreux travaux agricoles ».14 Outre les plantations et les récoltes de nombreux produits, qui sont vendus à la communauté locale ou à Toronto, les garçons s’occupent également des animaux. En 1925, la ferme compte 22 vaches, six chevaux, 21 cochons et quelques volailles.15
Le Farm and Home Committee veille également à l’intégration des garçons à la communauté. « Visitant une église différente chaque semaine, les garçons ont reçu un enseignement religieux protestant pluriconfessionnel. Georgetown comportait quatre églises – anglicane, baptiste, presbytérienne et unie – chacune réservant les trois premiers bancs de son sanctuaire pour leurs voisins orphelins étrangers. »16 Les médecins et les dentistes locaux soignent gratuitement les enfants et des « visiteurs bienveillants viennent de différents endroits pour voir les garçons et témoigner de cette "noble expérience" ».17
Les garçons élisent leur maire et leur comité de ferme, et créent une Croix-Rouge Junior, qui collecte 50 dollars pour l’Armenian General Benevolent Union (AGBU). Par ailleurs, la plus importante réalisation des élèves est la publication d’un magazine bilingue : Ararat.18
Les efforts d’intégration donnent parfois lieu à des excès : la proposition formulée par M. Vining d’« angliciser » le nom des garçons soulève une vive opposition de la part des garçons et suscite l’indignation auprès de leurs bienfaiteurs arméniens. Leurs noms constituent leur unique bagage; aussi le conservent-ils.
Après la ferme
En 1925 s’amorce la phase suivante de l’intégration des garçons dans la société canadienne : le placement de chaque garçon dans une ferme pour y vivre, travailler et étudier. Entre 1925 et 1928, tous les garçons sont envoyés dans d’autres fermes pour y vivre.
Rémunérés entre 160 et 240 dollars par an (plus chambre et pension), les garçons constituent une main-d’œuvre fiable et bon marché pour les agriculteurs. Les contrats conclus avec les agriculteurs prévoient l’école obligatoire jusqu’à 16 ans pour les garçons; néanmoins, certains agriculteurs préfèrent les faire travailler plutôt que de les envoyer à l’école. Le programme de placement en ferme continue jusqu’à l’hiver 1927. « À cette époque, il n’y avait plus qu’une douzaine de garçons à Georgetown, et le programme s’est révélé une réussite extraordinaire. »19
Le 1er janvier 1928, le refuge agricole des garçons arméniens est vendu à l’Église Unie du Canada et devient le Cedarvale Home for Girls.
Dans les années trente, plusieurs des garçons quittent les fermes pour s’installer dans des villes du Sud de l’Ontario. Le début de la Crise de 1929 rend toutefois difficile la transition vers la vie urbaine. Les barrières linguistiques, l’intolérance religieuse et le manque de compétences professionnelles rendent la vie difficile. Nombre de ces garçons connaissent la faim pour la première fois depuis leur arrivée au Canada. Néanmoins, tous survivent à la grande dépression. Nombre d’entre eux combattent sous les drapeaux pendant la Seconde Guerre mondiale.
Conclusion
En 1966, l’Église Unie du Canada vend la propriété à la ville de Georgetown. La communauté transforme le site, le Cedarvale Park, en zone publique de loisirs dans le cadre d’un projet du centenaire canadien. En 1967, l’UCJG ouvre la garderie éducative Maple dans l’ancien dortoir. La garderie fonctionne toujours sous la forme d’un organisme à but non lucratif. De plus, Halton Hills Recreation and Parks mène à bien plusieurs programmes en dehors du bâtiment.
En mai 2010, le Cedarvale Park est désigné « paysage culturel associatif » au titre de la partie IV de la Loi sur le patrimoine de l’Ontario. Cette désignation est attribuée en raison du caractère pluridimensionnel de son histoire, notamment pour avoir servi de refuge aux garçons de Georgetown puis aux filles du Cedarvale Home for Girls, et pour avoir été utilisé depuis 1966 en tant que centre communautaire de loisirs et d’apprentissage.
Le refuge agricole des garçons arméniens de Georgetown marque la toute première implication du Canada dans l’aide humanitaire internationale aux réfugiés issus de pays situés en dehors de la Grande-Bretagne et du Commonwealth.
La Fiducie du patrimoine ontarien adresse ses sincères remerciements à Carol J. Anderson, M.A., dont les recherches ont permis de préparer ce document.
© Fiducie du patrimoine ontarien, 2011, 2012
1 Isabel Kaprielian, « The Georgetown Boys: Canada’s Noble Experiment », The TorontoHye, 5, n° 9 (56), p. 18 [traduction libre]. Ci-après « The Georgetown Boys ».
2 Robert F. Harney, « Preface », Polyphony, 4, n° 2, 1982, p. 1 [traduction libre].
3 Isabel Kaprielian-Churchill, Like Our Mountains: A History of Armenians in Canada, Montréal et Kingston, London, Ithaca, McGill-Queen’s University Press, 2005 [traduction libre].
4 Isabel Kaprielian, « Armenians in Ontario », Polyphony, 4, n° 2, 1982, p. 5 [traduction libre].
5 Isabel Kaprielian, « Armenian Refugees and Their Entry into Canada, 1919-1930 », Canadian Historical Review, 71, n° 1, 1990, p. 80-108. Ci-après « Armenian Refugees ». Peter Adourian, The Armenian Genocide and the Canadian-Armenian Identity: A Case Study of Mampre and Mary Shirinian, thèse de B.A. (spécialisé), Collège universitaire Tyndale, Toronto, Ontario, 2010.
6 Kaprielian, « The Georgetown Boys » [traduction libre].
7 Kaprielian, « Armenian Refugees », p. 81 [traduction libre].
8 Rév. Harold J. Nahabedian, « A Brief Look at Relations between Canadians and Armenians: 1896-1920 », Polyphony, 4, n° 2, 1982, p. 33 [traduction libre].
9 Kaprielian, « The Georgetown Boys » [traduction libre].
10 Kaprielian, « Armenian Refugees », p. 88 [traduction libre].
11 Nahabedian, op. cit., p. 34 [traduction libre].
12 John Mark Rowe, Heritage Halton Hills, Cedarvale Heritage Designation Report, 20 janvier 2010, p. 3.
13 Kaprielian, « The Georgetown Boys » [traduction libre].
14 Jack Apramian, « The Georgetown Boys », Polyphony, 4, n° 2, 1982, p. 44 [traduction libre].
15 Adourian, op. cit., p. 65.
16 Ibid., p. 61 [traduction libre].
17 Apramian, op. cit., p. 45 [traduction libre].
18 Au plus fort de son activité, Ararat compte 2 000 abonnés dans 34 pays. Situé dans l’Est de la Turquie, le mont Ararat est considéré comme le lieu où l’arche de Noé se serait posée, selon l’Ancien Testament.
19 Jack Apramian, The Georgetown Boys, deuxième édition (Hamilton, Ontario, J. Apramian, 1983), p. 115 [traduction libre].