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Mère Marie Thomas d'Aquin (1877-1963)
Le 13 octobre 2022, la Fiducie du patrimoine ontarien a dévoilé une plaque en l’honneur de Mère Marie Thomas d’Aquin dans la salle paroissiale de la basilique-cathédrale Notre-Dame (50, rue Guigues) à Ottawa (installée en permanence à la cour Jeanne d'Arc, 18, rue Clarence, à Ottawa). La nouvelle plaque a été dévoilée à l’occasion du 103e anniversaire de la fondation des Sœurs de l’Institut Jeanne D’Arc, créée en 1919. La plaque a ensuite été installée de façon permanente à cet endroit.
Voici le contenu de la plaque en français et en anglais :
MÈRE MARIE THOMAS D'AQUIN (1877-1963)
- Jeanne Lydia Branda grandit près de Bordeaux, en France. Dès son jeune âge, elle s’est sentie appelée à devenir religieuse et enseignante. En 1899, elle s’est jointe aux Soeurs dominicaines de Nancy; elle se consacra à l’enseignement et prit le nom de Sœur Marie Thomas d’Aquin. Elle quitta la France et s’installa dans l’État du Maine, où elle a été profondément influencée par l’esprit de liberté et d’ouverture de l’Amérique. Lors de sa visite à Ottawa en 1914, elle a accepté de diriger l’Institut Jeanne d’Arc, un refuge pour jeunes femmes à la recherche d’un emploi, au travail ou aux études. Sous sa direction, l’Institut a connu une croissance sans précédent et a déménagé dans un plus grand complexe de la rue Sussex. L’Institut offrait des cours, de la camaraderie, et surtout un sentiment de communauté. Sœur Marie Thomas d’Aquin a créé un nouvel ordre en 1919 – les Sœurs de l’Institut Jeanne D’Arc – qui a fait sien l’ouverture sans distinction de race, de langue, de nationalité, de statut social ou de religion, une initiative progressiste combinant le religieux et le laïc qui a contribué à l’évolution de la condition féminine. Mère Marie Thomas d’Aquin était une visionnaire avant-gardiste dont la mission de service et de bienfaisance s’étendait à l’ensemble de la communauté.
MOTHER MARIE THOMAS D'AQUIN (1877-1963)
- Jeanne Lydia Branda grew up near Bordeaux, France. From a young age, she felt called to become a nun and teacher. In 1899, she joined the Dominican Sisters of Nancy, where she would teach and take the name Sister Marie Thomas d’Aquin. She left France and settled in Maine where she was deeply influenced by the freedom and openness of America. While visiting Ottawa in 1914, she agreed to head the Jeanne d'Arc Institute, a home and haven for young women who were looking for employment, working or studying. Under her leadership, the Institute underwent unprecedented growth, moving to a larger complex on Sussex Street. The Institute offered classes, companionship and, above all, community. Sister Marie Thomas d’Aquin created a new order in 1919 – the Sisters of the Jeanne D’Arc Institute – that embraced openness without distinction for race, language, nationality, social status or religion, a progressive initiative blending the religious and secular that contributed to the evolution of the status of women. As head of this new congregation, she would now be called Mother. A gifted writer, her published poems, under pen name Marie Sylvia, earned many literary awards. Mother Marie Thomas d’Aquin was a forward-thinking visionary, whose mission of service and charity extended to the broader community.
Historique
Jeanne Lydia Branda naît en France le 31 août 1877 à Saint-Romain-la-Virvée, une petite commune près de Bordeaux. Elle passe une grande partie de son enfance au Château de la Rivière de Saint-Michel-de-Fronsac, où son père assure le rôle de régisseur. Cette jeunesse passée dans les forêts de la région sera déterminante pour elle. Ses promenades en forêt, combinées à un goût certain pour la prière, deviennent une véritable expérience mystique qui influencera le reste de sa vie1. En préparation pour un passage à la télévision d’État à l’émission Chacun son métier, elle déclare que « dès sa première communion, elle ressent clairement l’Appel que lui fait le Seigneur de se consacrer à Lui dans la vie religieuse »2.
Diplômée du brevet supérieur, elle se passionne tout d’abord pour l’enseignement qu’elle pratique à Bordeaux. Dès l’âge de 20 ans, elle donne déjà des classes de mathématique au Pensionnat Barré3, une école privée. Cette passion pour l’enseignement la suivra tout au long de sa vie.
En 1899, elle se joint à la congrégation de Saint-Dominique du Tiers-Ordre où elle pourra pratiquer l’enseignement après avoir prononcé ses vœux à la Doctrine Chrétienne de Nancy. Elle prend l’habit contre la volonté de ses parents. Deux ans plus tard, elle prend le nom de Sœur Marie de Saint Thomas d’Aquin. Elle a alors 23 ans.
Au début du 20e siècle souffle en France un fort vent anticlérical. Plusieurs lois sont votées afin de séculariser plusieurs aspects de la société en insistant sur la séparation de l’Église et de l’État. Les membres de congrégations religieuses vouées à l’enseignement doivent alors se séculariser s’ils veulent continuer à exercer leur profession. Les Dominicaines de Nancy décident que l’exil est la seule solution acceptable. En 1904, Sœur Marie Thomas d’Aquin quitte Nancy pour l’Italie. Après un court séjour, elle quitte ce pays pour rejoindre sa congrégation aux États-Unis où les Dominicaines ont fondé quelques missions dans des communautés canadiennes-françaises de Nouvelle-Angleterre. Puis, les événements finissent par la conduire à Lewiston dans le Maine, où elle enseigne pendant 9 ans.
L’arrivée en terre américaine est un choc pour elle. Sa société d’accueil a alors sur elle une influence qui marquera profondément son missionnariat. La liberté, l’accueil et l’ouverture de la mentalité américaine semblent la porter vers l’idée d’une fondation. Elle a le sentiment profond qu’une congrégation religieuse doit s’adapter et être ouverte envers la population et la communauté qu’elle sert. Mais ce fort sentiment de liberté se heurte au conservatisme de son ordre dominicain, toujours rattaché à son héritage et à ses traditions françaises4. Peu à peu, l’écart se creuse entre sa vision de plus en plus ouverte du monde et celle de sa congrégation.
De nouvelles rencontres en terre américaine et l’opposition constante de sa congrégation envers sa vision la poussent à élaborer un nouveau projet missionnaire. Le Père Thomas-Maria Gill, un prêtre nommé Prieur du couvent dominicain de Lewiston, l’inspire particulièrement. Leurs échanges orientent de plus en plus Sœur Marie Thomas d’Aquin vers un apostolat de charité dans un but de service, d’accueil inconditionnel et d’amour universel5. Elle quitte la Nouvelle-Angleterre en juillet 1913. Mais son départ de Lewiston est doux-amer. Ses supérieurs lui interdisent de parler à quiconque de son désir de partir et par la suite elle n’est pas autorisée à communiquer avec ses anciens compagnons.
Après une décennie aux États-Unis, elle est de passage au Canada en juin 1914. Elle y rencontre l’évêque François-Xavier Brunet de Mont-Laurier qui lui parle de la situation à l’Institut Jeanne d’Arc à Ottawa, notamment du manque de personnel et du fait que l’institut a besoin d’aide pour réaliser sa mission. Après mûre réflexion, elle accepte d’en prendre la direction le 30 septembre 1914.
Dirigé par des laïcs, l’Institut Jeanne d’Arc est un foyer d’accueil pour jeunes filles. Le 1er décembre 1910, avec la permission des autorités religieuses, on ouvre à Ottawa une succursale du Foyer Notre-Dame de Montréal au 238½, rue Saint-Patrick. Le 1er mai 1913, l’œuvre s’installe au 20-22, rue Water et on lui donne le nom d’Institut Jeanne d’Arc. Le foyer de la rue Water peut accueillir une dizaine de pensionnaires. On y offre des cours de français, d’anglais, de couture, de dactylographie et de sténographie. En 1917, l’Institut s’installe au 489, rue Sussex (elle deviendra la promenade Sussex en 1953 dans le cadre du plan Greber)6.
« Cette institution est un havre pour jeunes filles qui sont seules et qui ont un emploi en ville. Elles trouvent là, outre une chambre coquette et une pension, des compagnes de leur âge, c’est-à-dire ce qui se rapproche le plus de la vie de famille : la vie de communauté »7.
La directrice de l’époque, Albina Aubry, se rappelle l’arrivée de Sœur Marie Thomas d’Aquin. « Cette religieuse venue du ciel, arrivée tel un bolide pour prêter main-forte »8. Les quelques premières années sont difficiles pour Sœur Marie Thomas d’Aquin. Elle désire ardemment fonder une nouvelle congrégation, mais pour ce faire elle doit officiellement quitter sa congrégation dominicaine. Cette tâche sera longue et ardue. Elle nécessitera quelques voyages à Rome, de nombreuses lettres d’appuis d’ecclésiastiques influents et beaucoup de négociations. En plus, « elle doit relever le défi d’instituer une œuvre avant-gardiste dans une structure ecclésiale traditionaliste »9.
Nombreux sont ceux qui perçoivent la situation comme scandaleuse, y compris le dirigeant du couvent dominicain à Ottawa qui conseille d’adopter une attitude négative à l’égard du travail de Sœur Marie Thomas d’Aquin10. Son ancienne congrégation dominicaine laisse même entendre que Sœur Marie Thomas d’Aquin est une impostrice et une fugitive11. Enfin, en février 1917, après plusieurs années de conflit avec sa congrégation dominicaine et avec l’aide de l’archevêque Gauthier d’Ottawa, elle obtient finalement la dispense de Rome de ses vœux. Elle peut donc fonder une œuvre consacrée à l’accueil et l’ouverture comme elle l’a toujours souhaitée — une mission dont la philosophie, comme elle l’a définie, était vouée au rapprochement avec les autres. Le choc ressenti à son arrivée en terre d’Amérique peut désormais s’incarner dans une congrégation consacrée à l’ouverture où la vie des membres s’entremêle avec celles des membres de la société qui en bénéficie.
« Par son exemple, elle donne une direction particulière à l’Institut Jeanne d’Arc : un apostolat qui s’étend au-delà des murs du couvent pour rencontrer les gens qu’il sert, offrant un accueil chaleureux et inconditionnel, une hospitalité cordiale et bienveillante, une œuvre caritative universelle sans distinction pour la race, la langue, la nationalité, le sexe, l’état civil, le statut social, la culture ou la religion12. Cet accueil inconditionnel s’incarne dans les gestes mêmes de Sœur Marie Thomas d’Aquin, qui n’hésite jamais à partager sa chambre avec une pensionnaire de dernière minute et à improviser un lit de fortune sur le sol13. Selon la vision de Sœur Marie Thomas d’Aquin — et plus tard celle de la congrégation des Sœurs de l’Institut Jeanne D’Arc — il faut accomplir le travail et la mission au cœur même de la collectivité, mariant vie religieuse et vie séculaire. Pour plusieurs bien-pensants de l’époque, cela ne convient pas du tout14. C’est ce qui rend cette initiative tellement avant-gardiste. On prend tous les moyens pour faire de l’Institut Jeanne d’Arc un foyer où toutes les jeunes filles se sentent chez elles, où les responsables sont les mères, les amies et les éducatrices des jeunes filles15.
Le 7 octobre 1919, Sœur Marie Thomas d’Aquin reçoit le décret l’autorisant à fonder une nouvelle congrégation religieuse pour venir l’appuyer dans son œuvre. Depuis quelques années, plusieurs femmes sont venues se joindre à elle et attendent ardemment l’occasion de prononcer leurs vœux. « La fondation couvre tout : le bien à faire et les fonds à utiliser. Les cinq personnes qui en font en partie à l’époque en attendant l’arrivée d’autres compagnes commencent le travail et s’y consacrent afin de former une communauté religieuse »16. La fondatrice, que l’on peut dorénavant appeler Mère, rédige ensuite les règles de vie de la nouvelle congrégation. Elle insiste particulièrement sur le service, l’accueil et la communion entre la congrégation et la population qu’elle sert17. Lorsque les règles de la congrégation sont réexaminées en 1977, de nombreux observateurs y voient un lien avec les approches élaborées lors du deuxième conseil du Vatican au début des années 196018. Cela peut être perçu comme une preuve supplémentaire de la pensée avant-gardiste de la fondatrice.
Sous la direction de Mère Marie Thomas d’Aquin, l’Institut Jeanne d’Arc connaît une expansion sans précédent. En mars 1918, l’Institut achète un immeuble sur la rue Sussex pour subvenir aux besoins grandissants de l’organisme. Puis, il acquiert les immeubles adjacents au cours des années 1920. En quelques années, on passe du petit foyer de la rue Water pouvant accueillir 20 personnes au grand foyer de la rue Sussex qui peut recevoir 125 pensionnaires et 500 élèves. Mère Marie Thomas d’Aquin s’improvise même entrepreneure en construction puisqu’elle dessine les plans de réaménagement et supervise les travaux au nouvel immeuble. Elle double le nombre des chambres et ajoute une salle à manger, une salle de réception et une terrasse sur le toit19. Elle répète ce rôle en 1934 en dessinant les plans de la maison Jeanne D’Arc au 360, avenue Kenwood à Ottawa. Cette maison qui servira à la fois d’école primaire, de pensionnat et de maison-mère de la congrégation (1934-2006) sera désignée comme un site patrimonial en 2007 par la Ville d’Ottawa en vertu de la Loi sur le patrimoine de l’Ontario20.
L’agrandissement de l’Institut Jeanne d’Arc se traduit également par l’accueil d’un nombre de plus en plus grand de pensionnaires et l’augmentation des services offerts. Les jeunes filles reçoivent de l’aide pour trouver du travail comme domestique et peuvent suivre des cours de jour et de soir. On y lance des cercles d’études littéraires, on y donne des cours de préparation au mariage, on y organise des fêtes et des concerts, etc. Et tout cela se fait grâce à la participation active des pensionnaires de l’Institut21.
Puis on commence à ouvrir de nouvelles maisons pour répondre aux besoins de diverses communautés. Toujours généreuse, Mère Marie Thomas d’Aquin n’a jamais refusé son aide à personne. On fonde près d’une dizaine de nouveaux foyers au Canada et aux États-Unis, qui plus tard se transforment soit en école, soit en maison d’accueil pour les jeunes filles. Mais la congrégation ne roule pas sur l’or. Cette expansion se fait surtout grâce au don ou au prêt d’immeubles à l’Institut, ainsi qu’à une gestion très serrée des finances de la congrégation. « De 1921 à 1938, elle fonde neuf nouvelles maisons dont deux aux États-Unis d’Amérique : à Shirley et à Newburyport, Mass.; au Québec à St-Pierre-de-Wakefield, Wychwood, Bonaventure et Rouyn; ainsi qu’en Ontario à Westboro, étendant ainsi l’accueil des foyers à plus de cinq cents personnes, créant des écoles à plus de mille élèves et offrant l’hospitalité des Sœurs de l’Institut Jeanne D’Arc dans sept nouvelles localités »22. Les sœurs invitent des pensionnaires à leurs résidences pour donner aux jeunes filles un endroit où loger à l’extérieur de la ville. Toujours dans un esprit d’ouverture, religieuses et laïques se côtoient dans une ambiance décontractée tout en profitant du grand air.
Soucieuse de bien communiquer ce qui se passe au sein de l’Institut Jeanne d’Arc, Mère Marie Thomas d’Aquin rédige, de 1914 à 1958, une revue mensuelle intitulée La Revue Jeanne d’Arc, et créé des albums souvenirs marquant divers anniversaires de la congrégation. La revue sert principalement à faire la promotion de l’œuvre, à diffuser les nouvelles de l’Institut et à décrire sa vie quotidienne ainsi que les événements marquants. On y trouve aussi parfois un conte, une histoire, une morale chrétienne, une biographie ou une chronique, un éditorial ou un poème. Mère Marie Thomas d’Aquin signe ses écrits en utilisant le pseudonyme de Marie Sylvia.
Depuis le début, elle possède cette grande passion pour l’écriture, notamment la poésie. Son poème préféré, intitulé House by the Side of the Road (Sam Walter Foss), définit d’ailleurs ses actions de missionnariat : « Let me live in a house by the side of the road, and be a friend to man. » Beaucoup de personnes lui reconnaissent donc un talent certain, et on la convainc de publier ses meilleurs poèmes dans un recueil intitulé Vers le Bien qui paraît en 1916. Elle récidive huit ans plus tard dans un deuxième recueil intitulé Vers le Beau. Cette parution vaut à l’auteure une chaude critique de Maurice Morisset, qui paraît dans les pages du journal Le Droit le 21 février 192523. En dépit d’être assez misogyne, Morisset, en louant ce recueil, reconnaît l’énorme talent d’écrivaine de Mère Marie Thomas d’Aquin. Elle se met alors à accumuler les éloges et les récompenses littéraires. En 1926, son dernier opus figure sur la liste des lauréats de l’Académie française, qui lui décerne sa médaille d’honneur et un prix24. L’année suivante, un de ses poèmes remporte un prix de la Société des Poètes Canadiens-français25. Et ainsi, la Mère Marie Thomas d’Aquin devient membre de cette prestigieuse association. Puis, elle joint plusieurs associations littéraires avec les encouragements de l’Archevêque d’Ottawa. Elle devient alors membre de la Société des Écrivains Canadiens de Montréal, du Canadian Author’s Association d’Ottawa, du Canadian Women’s Press Club et de la Société du Caveau Stéphanois, Union poétique de Forez, France26. En 1928, elle publie son troisième opus, Vers le Vrai, ce qui conclut sa trilogie.
Avec l’aide d’un ami, William Wilkie Edgar, professeur de français à l’Université de Toronto, elle présente des traductions de plusieurs poèmes choisies de sa trilogie dans un ouvrage intitulé Duets in Verse, publié en 1929. Cette parution attire l’attention des journaux d’un bout à l’autre du Canada. Partout, on félicite les auteurs pour les poèmes et leurs traductions, ainsi que pour l’effort de présenter un ouvrage dans les deux langues. « Traduire des vers en vers, en observant le même rythme, c’est un tour de force (…) il nous semble que M. Edgar en est sorti avec un brio exceptionnel, qu’il a rendu admirablement la fluidité, les tons pastel, la fraîcheur et le son cristallin des vers, parfois admirables, de Marie Sylvia »27. Puis, pendant une certaine période, la charge de travail de Mère Marie Thomas d’Aquin la tient occupée à tel point qu’elle est obligée de laisser sa poésie de côté. En 1945, elle publie un dernier ouvrage intitulé Reflets d’Opales, qui se veut une ode à ses deux patries, la France et le Canada.
Durant les années 1930, la congrégation et son œuvre se développent à un rythme soutenu. Cette cadence effrénée ne plaît pas à toutes les religieuses, plusieurs sont sur le bord de l’épuisement, et ce, malgré un amour profond pour leur travail. De plus, l’œuvre connaît des années financières difficiles depuis la mort du chanoine Plantin, un grand ami de la congrégation qui assurait sa comptabilité avec brio. Pour augmenter les revenus, Mère Marie Thomas d’Aquin organise d’innombrables activités de collecte de fonds. Ces activités rapportent peu et, malheureusement, viennent alourdir les tâches des religieuses déjà épuisées28. La véritable solution se trouve dans l’augmentation des frais pour les nombreux services offerts par la congrégation tels que le gîte, les pensions, les cours et les repas. Mais Mère Marie Thomas d’Aquin refuse cette option, elle est toujours fortement attachée à la quasi-gratuité des services qui sont au cœur de la mission de la congrégation. Cette situation culmine au début des années 1940 lorsqu’un groupe de religieuses désirent un changement au sein de la direction de la congrégation. Lors du Chapitre général de 1943, les sœurs déléguées élisent une nouvelle supérieure générale et Mère Marie Thomas d’Aquin est nommée assistante. Malgré cette rétrogradation, elle demeure la figure de proue de la congrégation.
C’est également à cette époque que les pensées de Mère Marie Thomas d’Aquin se tournent régulièrement vers l’Europe. Elle est extrêmement préoccupée par la montée du nazisme et par l’occupation de sa mère patrie. Pour venir en aide à la France occupée, les locaux au 489, rue Sussex se transforment et deviennent une branche de la Société de Secours aux Réfugiés français d’Angleterre. De nombreux bénévoles viennent à l’Institut pour emballer et expédier les dons recueillis29. Parmi eux, il y a la Princesse Alice, épouse du Gouverneur général Sir Alexander Cambridge, 1er comte d’Athlone, qui fréquente régulièrement l’Institut et devient très proche de Mère Marie Thomas d’Aquin. Les actions de Mère Marie Thomas d’Aquin en appui à ses compatriotes français lui vaudront d’être nommée Chevalier de la Légion d’honneur en 1956. Elle reçoit sa médaille des mains de Son Excellence Francis Lacoste, ambassadeur de France au Canada.
Au fil des ans, Mère Marie Thomas d’Aquin devient une personnalité importante dans la capitale nationale, participant activement à la vie publique, sociale et politique de la ville. C’est avec une très grande simplicité que Mère Marie Thomas d’Aquin entretient de nombreuses relations avec la haute société d’Ottawa, et ce, depuis les débuts de l’Institut Jeanne d’Arc. Dès 1918, Lady Laurier accepte de présider l’association Jeanne d’Arc, un regroupement de bénévoles dévoués qui viennent prêter main-forte à l’Institut. Au fil des ans, plusieurs épouses de gouverneurs généraux s’impliquent également dans l’œuvre comme présidentes d’événements caritatifs ou associées honoraires. De plus, tous les gouverneurs généraux depuis la fin des années 1930 fréquentent l’Institut et connaissent personnellement sa directrice. Mère Marie Thomas d’Aquin donne des cours privés de français au comte Alexander de Tunis, Gouverneur générale de 1946 à 1952, ainsi qu’à plusieurs juges de la Cour suprême du Canada. Les petits enfants des gouverneurs généraux Sir Alexander Cambridge, 1er comte d’Athlone (1940-46) et Vincent Massey (1952-59) fréquentent les écoles de l’Institut. Mère Marie Thomas d’Aquin entretient aussi une amitié avec Georges Vanier (1959-1967) et son épouse Pauline30. Son charisme, son ouverture et sa sagesse attirent les gouverneurs généraux, les ambassadeurs, les ministres et les évêques au 489, promenade Sussex.
L’Institut Jeanne d’Arc est également fréquenté par l’ensemble du corps diplomatique français, des diplomates à l’ambassadeur. C’est à l’Institut que se déroulent les réunions de l’Union Nationale Française, dont Mère Marie Thomas d’Aquin est membre en règle31. Elle tient également une correspondance amicale et régulière avec le premier ministre Mackenzie King, qui lui demande souvent conseil lorsqu’il est à Ottawa. Par ses bons conseils, son charisme et sa bonté, Mère Marie Thomas d’Aquin finit par fréquenter les hautes sphères de la capitale tout en gardant cette simplicité et cette ouverture d’esprit qui ont fait d’elle une source d’inspiration pour tant de gens.
Le 17 mars 1963, elle se rend à un concert de piano d’une de ses élèves, à l’Université d’Ottawa. Son amitié et son admiration pour cette jeune pianiste ont supplanté les risques pour sa santé devenue précaire. Durant la soirée, Mère Marie Thomas d’Aquin est prise d’un malaise. La veille, elle avait ressenti des douleurs au thorax, mais avait refusé de voir un médecin. Angoissée, elle demande à être raccompagnée à l’Institut : « Ramenez-moi à la maison », dit-elle32. Elle décède d’une hémorragie cérébrale alors que Luba Zuk, sa jeune étudiante, commence à jouer une sonate de Beethoven33. Les funérailles ont lieu le 22 mars 1963 à la cathédrale Notre-Dame d’Ottawa.
Pendant 72 ans, des milliers de jeunes femmes ont pu franchir la jolie porte blanche de l’Institut Jeanne d’Arc dont les actions ont contribué à l’évolution de la condition féminine. Toutes et tous y ont été chaleureusement accueillis sans distinction d’aucune sorte. Cette ouverture, dans la simplicité, a toujours caractérisé l’œuvre de la congrégation en dépit des barrières sociales, culturelles, religieuses et linguistiques.
La Fiducie du patrimoine ontarien tient à exprimer sa gratitude à Yanick Labossière pour le travail de recherche effectué dans le cadre de la rédaction de cet article.
© Fiducie du patrimoine ontarien, 2022
1 McMURTIE, Rita, Marquée du signe de l’Accueil, Sœurs de l’Institut Jeanne D’Arc, Ottawa, 1996, p. 3.
2 Ibid., notes autobiographiques de Mère Marie Thomas d’Aquin préparées en vue de son passage à l’émission Chacun son métier, télédiffusée le 10 novembre 1961, p. 7.
3 Ibid., p. 9.
4 Ibid., p. 45.
5 Ibid., p. 57.
6 Le site Web des Lieux patrimoniaux, consulté le 14 mars 2022.
7 « Une œuvre à encourager », Le Droit, 9 mars 1918, p. 6.
8 AUBRY, Albina, Historique du Foyer, 7 août 1917, Archives de la congrégation des Sœurs de l’Institut Jeanne D’Arc.
9 McMURTIE, Rita, op. cit., p. 73.
10 Père E.A. LANGLAIS o.p., Circulaire aux Pères dominicains d’Ottawa, 2 octobre 1914.
11 McMURTIE, Rita, op. cit., p. 74.
12 Ibid., p. 45.
13 AUBRY, Albina, Notes sur la fondation de l’IJA, 1917, Archives de la congrégation des Sœurs de l’Institut Jeanne D’Arc.
14 McMURTIE, Rita, op. cit., p. 100.
15 Revue Jeanne d’Arc, vol. 1, no 1, octobre 1914, L’œuvre de l’Institut Jeanne d’Arc, p. 4.
16 Mgr C.H. GAUTHIER, archevêque d’Ottawa, Demande d’approbation d’une nouvelle Congrégation diocésaine sous le nom d’Institut Jeanne d’Arc, Ottawa, 18 décembre 1918, Archives de la congrégation des Sœurs de l’Institut Jeanne D’Arc.
17 Règles spirituelles des Sœurs de l’Institut Jeanne D’Arc, 1919, Archives de la congrégation des Sœurs de l’Institut Jeanne D’Arc.
18 McMURTIE, Rita, op. cit., p. 133.
19 « L’Institut Jeanne d’Arc agrandi », Le Droit, 23 juillet 1932, p. 7.
20 Ville d’Ottawa, Comité consultatif sur la conservation de l’architecture locale et Comité de l’urbanisme et de l’environnement et au Conseil, le 16 janvier 2007.
21 McMURTIE, Rita, op. cit., p. 155.
22 Ibid., p. 158.
23 MORISSET, Maurice, « Une œuvre admirable », Le Droit, 21 février 1925, p. 9.
24 Revue Jeanne d’Arc, vol. 19, 3 décembre 1932, p. 14.
25 McMURTIE, Rita, op. cit., p. 175.
26 Ibid., p. 176.
27 ANGER, Paul, « L’actualité, Duet in Verses », Le Devoir, 25 mai 1929, une.
28 McMURTIE, Rita, op. cit., p. 190.
29 PELLETIER, Jean Yves, avec la collaboration de sœur Yvette PAPILLON et de la regrettée Rita McMURTIE. « Les Sœurs de l’Institut Jeanne D’Arc : Un lieu d’accueil centenaire », Le Chaînon, été 2020, vol. 38, no 2, p. 49.
30 Archives et correspondances de Mère Marie Thomas d’Aquin, Archives de la congrégation des Sœurs de l’Institut Jeanne D’Arc.
31 PELLETIER, Jean Yves, avec la collaboration de sœur Yvette PAPILLON et de la regrettée Rita McMURTIE. « Les Sœurs de l’Institut Jeanne D’Arc : Un lieu d’accueil centenaire », Le Chaînon, été 2020, vol. 38, no 2, p. 50.
32 McMURTIE, Rita, op. cit., p. 225.
33 Le programme du concert de Luba Zuk, le dimanche 17 mars 1963, à la Salle Académique de l’Université d’Ottawa, Archives de la congrégation des Sœurs de l’Institut Jeanne D’Arc.